L’ART DU TAROT
par Alexandre Jodorowsky
Il y a des cartes qui attirent plus l’attention que d’autres. Certaines apparaissent comme " positives ", d’autres comme " désagréables ", une troisième catégorie enfin, la moins nombreuse, produit un effet de terreur infantile. L’indifférence est possible. La maîtrise du Tarot s’obtient quand les cartes ne sont plus ni désagréables, ni muettes. Tant que l’on n’établit pas un contact étroit avec chacun des ARCANES, une relation d’AMOUR, on ne peut prétendre connaître ce Jeu de cartes. C’est pourquoi il faut regarder chaque lame, détail après détail. A chaque pas des " mystères " surgiront…
Pourquoi la pomme d’Adam de L’IMPÉRATRICE est-elle si développée ? Pourquoi cet " œuf " attaché par deux lacets jaunes enlacés sous les pieds du personnage du MONDE ? Pourquoi le pouce de la main gantée du PAPE est-il si grand et finit-il par se mêler à la matière même de la croix ? Pourquoi LA FORCE a-t-elle la tête séparée du corps par un trait, ce qui en édulcore la réalité ? Pourquoi cette " demi-lune " sur la nuque de L’HERMITE ? Pourquoi la poterie tenue par la main gauche du personnage de L’ÉTOILE touche-t-elle le talon de sa jambe difforme, s’appuie sur son sexe pendant que "l’eau" versée vient toucher le talon de l’autre pied, tandis que la poterie tenue dans sa main droite touche le genou et déverse son liquide près de la pointe de l’autre pied ? Pourquoi l’animal jaune de LA ROUE DE FORTUNE possède-t-il des oreilles enveloppées d’un ruban et une queue détachée ? Pourquoi, dans LA LUNE, l’animal bleu près de la tour aux créneaux découverts a-t-il la queue dressée et l’autre – près de la tour recouverte – il semble lécher la dernière " goutte " – une queue tombante ? Pourquoi, dans la balance de LA JUSTICE, le plateau de gauche est-il plus grand que celui de droite ? Pourquoi le bâton du MAT s’enfonce-t-il dans une plante ? Pourquoi le personnage se trouvant dans le rectangle jaune du JUGEMENT touche-t-il de son coude celui de la femme ; pourquoi porte-t-il entre les omoplates une petite échelle à 9 traits ? Pourquoi le bras gauche du personnage du CHARIOT semble-t-il retenu par une corde ? Pourquoi le personnage à la gauche du SOLEIL est-il en arrêt sur un monticule? etc.
A ce stade de ses investigations, le chercheur devra être très prudent. La caractéristique du langage onirique est d’être ambigu. Les dessins sont réalisés de telle manière que l’intellect projettera immédiatement sur eux une définition, essayera de les enfermer dans des concepts. Cette définition sera un portrait : CE QUE NOUS VOYONS DANS LE TAROT DE MARSEILLE C’EST CE QUE NOUS SOMMES A L’INSTANT PRÉCIS DE NOTRE LECTURE.
C’est pourquoi une grande attention est nécessaire pour ne pas tomber dans le piège qui consiste à croire que ce que le symbole représente est ce que l’on "voit". Le chercheur doit dépasser sa vision personnelle pour l’enrichir. S’il lui semble que L’EMPEREUR frappe de son talon l’aile de l’aigle et qu’il est assis sur elle l’empêchant ainsi de prendre son envol, il doit s’obliger à voir le personnage plein de bonté qui aide aussi l’animal à s’envoler… Il se peut que l’aigle soutienne le trône pour empêcher ce dernier de tomber dans l’abîme. Il se peut que le personnage le plus puissant soit l’oiseau tandis que l’Empereur tire sa force vitale de son talon…
Les Arcanes sont comme des caméléons. En arrêt sur un rocher, l’animal, sans perdre sa forme en acquiert la couleur. Les Arcanes varient selon qu’ils sont disposés au contact de personnages d’âge, de sexe, de caractère différent. Ils varient avec les heures, les saisons, les événements car ils sont des miroirs. Ils ne sont ni ceci ni cela. Ils sont ceci et cela ou ne sont que ceci et que cela et vice-versa. ILS SONT ! Et lorsqu’on tire les Tarots, ils prennent brusquement un sens en étant mis en relation avec d’autres cartes et celui à qui l’on tire les Tarots.
Chaque Arcane devra être interprété de la façon la plus négative possible pour, peu à peu arriver à son exaltation. LE CHARIOT, par exemple, va de l’immobilité, de la paresse, de la captivité dans la matière, de l’impuissance jusqu’au triomphe de l’esprit, de la vie, de la conscience cosmique du Dieu agissant. À première vue, le MAT représente la démence et L’ARCANE XIII la destruction. Pour connaître le Tarot, il faut traverser la folie et la mort.
L’étape suivante consistera à s’inoculer les cartes, à pratiquer sur soi et dans soi une véritable injection.
Les Arcanes déjà mémorisés et chargés de signification devront alors vivre dans notre esprit. Les yeux fermés et concentrés, nous voyons s’approcher le MAT avec lequel nous allons établir une relation, lui parler, danser avec lui, l’écouter. Il montrera ce qu’il cache dans sa besace, comment ses grelots peuvent sonner, quelle relation il entretient avec son animal…
Peu à peu nous nous fondrons en lui et nous deviendrons LE MAT : De la folie nous passerons à la création de l’Univers ; nous tomberons par sottise dans des abîmes et nous tournerons autour de notre bâton comme l’énergie cosmique. La sphère rouge qui se trouve sur le bord de notre bonnet nous transmettra son énergie, elle sera notre âme. Nous aurons des instincts destructeurs, nous nous dissoudrons dans le Chaos, nous engendrerons le Verbe… etc.
Chaque Arcane sera vécu, vu de loin, de près, voyagera à l’intérieur de notre sang, changeant de signification selon les organes visités pour ensuite croître jusqu’à devenir cosmique. Nous le parcourrons à l’extérieur et à l’intérieur, nous l’accoucherons, le posséderons, Il nous possédera, Il sera notre père et notre mère, Il s’étirera de l’obscurité à la lumière, de l’humain au divin, de l’horreur à la beauté… LA MAISON DIEV sera Dieu et Démon et comme Dante nous y entrerons et visiterons ses cercles successifs de Paradis et d’Enfer.
Peu à peu, nous irons faire vivre les Arcanes dans notre esprit comme une assemblée d’entités.
Nous ferons des exercices, parlant comme les cartes du Tarot. Que dit LE BATELEUR ? Que dit LA TEMPÉRANCE, LA ROUE DE FORTUNE ?
Puis nous nous déplacerons comme les Arcanes et nous seront capables d’interpréter musicalement et de danser chaque carte.
Enfin, nous nous servirons des Arcanes comme de clés pour d’autres disciplines. Le Tarot organisera nos connaissances alchimiques, graphologiques, kabbalistiques, numérologiques. Nous saurons le reconnaître dans les Évangiles, dans l’Art gothique, dans le Taoïsme, dans la Philosophie hindoue, dans le mysticisme islamique, dans le Jeu d’Échec. Il nous permettra de comprendre les rêves, les écrits énigmatiques. Il nous permettra d’entrer dans le monde de l’Archéologie, de la Poésie, de la Psychanalyse, de la Génétique, de la Botanique, de l’Architecture Sacrée. Nous pourrons interpréter des rituels magiques, comprendre le langage des symboles… Et pour terminer, nous posséderons, sans jamais cesser d’apprendre de lui, L’ART DE LIRE LE TAROT.
Les ARCANES peuvent acquérir de multiples significations. La " négativité " ou la " positivité " de la carte n’a rien à voir avec le fait d’être debout ou à l’envers. IL FAUT COMPRENDRE QUE LE TAROT EST UN LANGAGE ET QUE LES ARCANES SONT UN ABÉCÉDAIRE. SELON LEURS DISPOSITIONS, LES CARTES TRANSMETTENT DES MESSAGES DIFFÉRENTS. En tirant le Tarot, les ARCANES peuvent évoluer et acquérir non seulement deux significations (endroit, envers) mais également 360 autres en fonction de l’angle selon lequel on les regarde. Une carte changera selon qu’on la disposera horizontalement, diagonalement, verticalement, prés d’une autre, sur une autre, sous une autre, croisée avec une autre, enfermée dans un cercle, dans un carré, près d’un angle, etc. Elle changera de sens selon le détail, la couleur ou le dessin qui attire l’attention à ce moment. Elle prendra des âges distincts, elle changera de sexe, elle deviendra sentiments, désirs ou idées. Les ARCANES ne sont pas des objets clos aux définitions fermées mais des structures ouvertes immédiatement porteuses de contradictions fécondes.
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